La traversée de Paris



Vous l'aviez décidée et puis vous l'aviez faite .Ce Nom,
" la traversée de Paris ", était déjà mentionné dans le tract
non signé qui vous avait invités à la rejoindre, et qui
n'était pas vraiment une invitation, plutôt un appel, ou une
demande, à la fois pressante et lointaine vous ne saviez de
qui. Il s 'agirait de traverser un espace libre quoique
occupé …D'une promenade effectuée ensemble dont le
parcours serait arbitraire. D'une marche qui ne tendrait que
vers elle-même ...Paris n'était encore pour vous qu'un
point de ralliement, une gare, vers cet avenir immédiat que
vous alliez vivre .Et vous aviez représenté Paris sur le tract
sous la forme d'un Plan Taride du métro, barré d'une ligne
verticale, qui le trouait du sud au nord, de la Porte
d'Orléans à la Porte de Clignancourt. .Vous étiez partis, ce
15 Mai 1982, presque un an après l'édition de votre appel,
lorsque vous n'aviez plus accordé d'importance au fait de
savoir qui avait eu l'idée, ou insisté pour qu'elle se réalise.
Votre départ, votre parcours seraient originels et sans
origine. Vous aviez décidé de marcher le plus droit
possible, et même de traverser dans l'Ile de la Cité les
bâtiments de l'Hôtel-Dieu .Vous alliez initier avec vos pas
une ligne .Il s'agirait d'un décollage, et non d'une errance
indéfinie ou nostalgique, et d'un tracé commun au milieu
de la ville et de son ordre vain redevenu chaotique. Et cela
n'allait pas sans malaise, de s'indéterminer ainsi, et
d'indéterminer l'espace, entre les deux sorties de l'Hôtel
- Dieu, celle des morts et celle des nouveaux- nés.
Depuis la Porte d'Orléans où vous vous étiez rejoints, vous
aviez marché ensemble, en laissant derrière vous la statue
du Maréchal Leclerc. Avec vos vêtements marqués,
scotchés, de rouge et de jaune fluorescent, et ces longs
bâtons blancs qui soulignaient vos silhouettes- comme sur
les tableaux d'autrefois les forêts de lances- et qui vous
proposaient de façon distanciée mais colorée au regard des
passants, vous n'étiez pas des manifestants, ni pour les
autres ni pour vous-mêmes, mais des X, des marcheurs non
solitaires ni dirigés qui faisaient tache dans la banalité du
décor, ou image, ou peut être mémoire, quand marcheurs
et bâtons parfois se regroupaient devant la vitrine d'un café,
et faisaient un reflet sur le visage des consommateurs, amusés ,
intrigués, mais le plus souvent ailleurs.
Devant vous, Avenue du général Leclerc , Paris était moins cet
espace connu , familier , que cette toile de fond , ce prétexte au
déclenchement forcené de la signalisation routière, feux rouges,
lignes jaunes ou vertes , panneaux, voitures publicitaires.
Vous passiez parmi leurs mystères. C'était un jeu de se cacher
et de se confondre .Paris n'était plus un lieu mythique historique,
vous reformiez avec lui une totalité nouvelle…Le temps s'était
arrêté, comme le jour du 10 mai 81 où les voitures étaient
demeurées sur les ponts,tête-bêche, abandonnées au milieu de
la voie et laissées en tous sens, derrière les barrières qui
ne s'ouvraient que pour les piétons venus manifester leur joie
à la Bastille. Mais votre marche n'était pas une commémoration.
Dans les escaliers roulants que vous preniez à rebours,
les bâtons descendaient comme de grosses allumettes,
et vous-mêmes accrochés après. Vous aviez disparu de la
circulation, et déjà près de Denfert Rochereau vous vous
demandiez si vous alliez pouvoir assumer toutle parcours…
Aussi vous vous étiez arrêtés rue Daguerre, dans un café,
où des amis rencontrés par hasard vous avaient offert des
cerises, à défaut de vous accompagner, comme s'il n'y avait
pas de commentaire possible, seulement un refus, ou une adhésion
immédiate, un rejet ou une fusion .Et vous aviez repris votre
marche dans le métro où les gens vous regardaient, à moitié
indifférents, comme s 'il s'agissait d'un jeu ou d'une idée,
pour vous seuls importants. Il n'y avait pas de sens apparent .
Place Saint Sulpice, le premier groupe engouffré dans la rame
avait attendu l'autre , car une scission s'était faite, involontaire,
peut -être pour la beauté de l' image, et de se regarder de part
et d'autre de la vitre des portières. Ceux qui étaient demeurés sur
le quai faisaient des signes faussement interloqués et drôles à ceux
qui étaient partis malgré eux en avant-garde.
Quelques minutes d'attente. Elles avaient confiné à l'angoisse.
Comme si cette immédiateté d'être ensemble dans le jamais fait,
jamais vu etait devenu soudain la clef de votre existence.
Comme si vous aviez créé le vide dans la ville, un trou pour vous
glisser hors de vous -mêmes et par où un peu de votre vie s'écoulait.
Vous commenciez à ressentir de la fatigue. Il se disait peu de choses.
Un rien soudain vous accablait .Vous vous parliez par gestes, sons,
signes étranges.
Et vous étiez entrés ensemble au cinéma le Bonaparte qui donnait
ce jour-là un festival intitulé " la Ville lieu du drame ".Prévenu
dès le départ que vous feriez étape, le directeur du cinéma vous avait
accueilli dans le hall, dont le décor datait des années cinquante.
C'étaient pour plusieurs d'entre vous celles de votre naissance.
Et vous aviez disposé à la sortie des salles un calicot blanc et souillé,
reliquat d'une autre marche, celle du Ier mai 81, sur lequel, après une
courte discussion avec le service d'ordre toute la manifestation de ce
jour -là était passée .Sur le drap vous passiez des diapositives de cet
évènement blanc. Et vous n'étiez plus demeurés là que quelques uns,
perdus dans les images, à croire en l'immobilité du temps. Tous les autres
étaient repartis vers le Nord de Paris.

Geneviève Huttin

" La traversée de Paris ":
Evènement initié par Pierre Labrot et Dominique Dupond
en 1980. Appel et réalisation par un collectif en 1982
( Michel Bastian Ginette Dupond Geneviève Huttin
Alex Jordan Pierre Labrot
Frédérique Mani Marc Pataut Claude Schmauss
Eric Siroux Henri Watson )

Geneviève Huttin : La traversée de Paris. (Souvenir).
Pierre Labrot :La traversée de Paris . Dessins.



Geneviève Huttin .Photographie Dias Ferhat.

Pierre Labrot in ze black Périgord,"The man with a snake".Circa 1966.Photo JS
UNE SEQUENCE DE LA TRAVERSEE DE PARIS EST LISIBLE DANS LES FENETRES DAILYMOTION
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